Cadeau !
PESSOA
Mes livres disent ce à quoi, ceux à qui « je tiens » ; je tiens par eux, je tiens à eux. Je n’aime pas les prêter parce que j’ai toujours peur de leur perte, de leur disparition, peur du non-retour qui m’arracherait à mes toujours, comme à leur toujours inscrivant le manque dans ma bibliothèque.
Mes livres sont un baume sur la déchirure de mon enfance qui creuse le lit de mes souvenirs. Mon enfance est la pénombre de ma vie d’adulte ; mes livres m’enveloppent de clair-obscur. Chaque livre aimé est un rayon de soleil qui éclaire ma pénombre. Être lectrice me fait âme éclairée. Je voulais écrire « femme éclairée ». Etrange lapsus qui me fait découvrir le son « âme » niché dans le mot « femme » …
Mes souvenirs d’enfance enfermés sous la poussière de mes premières années me confisquent ma paix d’adulte ; mes livres me la restituent.
Si vous me demandez, si je suis heureuse, je vous répondrai « je ne sais pas » ou « qui sait ? », ou « peut-être ». Pour moi, être heureuse est une cause qui toujours s’interroge dans la mouvance du temps en fuite. Être heureuse ou « dé heureuse dans le fil de ma vie me fait femme en mouvement. Mes livres me relient au mouvement de mon temps celui qui inscrit mes jours et mes toujours, mes silences et ma nuit, ma présence et mon chant,mon calme et mon être, mon absence et mon temps, celui que je sais avoir retrouvé, là, près de mon Alhambra, réceptacle de ma mémoire oubliée.
Il existe des jours d’immense fatigue où je me sens « enfermée dehors », où j’ai perdu le sens du non-être et de l’être, où je ne peux même plus nommer ma solitude. Ces jours de silence, ces jours de néant, ces jours où Satan me confisque le langage commun qui me fait humaine, ces jours d’angoisse et de folie, ces jours où le temps devient toupie et tempête, ces jours où je suis hors de portée de tous, ces jours de psychose, ces jours sans cause ni raison, ces jours sans cause ni maison, ces jours trop bruyants dans ma tête où je sombre dans l’ombre profonde des mots distordus, des mots douloureux, sans repères et sans pères, sans mère, sans toi ni moi, ces jours d’hiver, sans loi , ces jours sans amarres, ces jours noirs du suicide, ces jours là, j’ouvre Le livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa.; il me dit tout entière dans ma contradiction d’être, il me dit point d’interrogation., point de départ et point d’arrivée. Je me sais impossible parcours.
Lecture : vanité du je, qui à peine lu déjà n’est plus, mémoire, qui à peine effleurée coule à pic dans le Léthé
Avec mes livres, je glisse et je m’invente des aubes noires et des bleus crépuscules, je me retrouve femme floue, femme d’ombre, femme d’ambre, femme mouvante, femme-fleur, femme-enfant, femme mère, femme engagée, femme silencieuse, femme fonceuse, femme mauve, femme fleuve, femme de feuilles, femme en deuil, femme sans seuil, femme écueil, femme de toujours, femme de sable, femme à l’heure, femme au travail, femme lisante, femme brillante, femme hésitante, femme triomphante, femme mélancolique, femme éclatante, femme partante, femme lisante, femme libre !
Les auteurs de mes livres sont mes hétéronymes.
Je tourne les pages, tu tournes les pages, il ou elle tourne les pages, nous tournons les pages, vous tournez les pages, ils ou elles tournent les pages !
Je marque la page, tu marques la page, il ou elle marque la page, nous marquons la page, vous marquez la page, ils ou elles marquent la page.
Je partage la page, tu partages la page, il ou elle partage la page, nous partageons la page, vous partagez la page, ils ou elles partagent la page.
Lire est une déclinaison de l’autre dans l’espace transitionnel que sont les pages. Lire est un espace/temps de l’âme. Lire est un corridor en or pour l’âme qui dort. Soudain étirant ses lettres suspendues à de minuscules points s’élancent dans le ciel de nos vies pour se mêler points et virgules confondues au grand tintamarre du monde, qui de colère parfois gronde mais qui, parfois de tendresse sourit.
Je lis, tu lis, il ou elle lit, nous lisons, vous lisez, ils ou elles lisent Fernando Pessoa.
A demain,
Marie-josé Colet
5 mars 2009