Le blutoir des souvenirs
Séminaire de psychanalyse d’enfants. 1
Françoise Dolto
Edition réalisée avec la collaboration de Louis Caldaguès.
Seuil octobre 1982. Point Essais 220
Tome 1, Chapitre 1
P.15-30
J’ai choisi cet exergue
René Char
Dans l’atelier du poète p.197
Quarto Gallimard
Versant (1932)
Donnons les prodiges à l’oubli secourable
Impavide
Laissons filer au blutoir des poussières les corps
Dont nous fûmes épris
Quittons ces fronts de chance plus souillés que les eaux
Fractures symphoniques noblesse de feuillage
A présent que décroît la portée de l’exemple
Quel carreau apparu en larmes
Va nous river
Cœurs partisans
- Fractures symphoniques
La symphonie, c’est le langage. « Tout est langage ». Ainsi, Françoise termine son chapitre. Ainsi, commencerai-je mon commentaire, dans la liberté de ma lecture.
Un arbre commence à ses racines. Un enfant s’élance dans sa vie par ses origines de sève et de mots. Mais parfois, la symphonie se rompt. Dans cette fracture se loge le symptôme de la jambe cassée, du discours brisé. L’enfant avance alors claudicant dans un symptôme mal identifié. Tout est langage écrit Françoise, tout est musique dirai-je dans ma langue de fond.
Trois enfants présentés par trois participants ou P.
Leurs origines sont négativées selon la langue de fond de Françoise Dolto. Négativées parce qu’enfouie dans du manque non-exprimé, parce qu’indicible et donc non-dit par la mère ou par les parents. L’enfant est livré tout entier à ce silence parental.
Enfant 1
Cet enfant aurait eu une grand-mère putain. Rien n’est certain. Mais l’important, c’est que pour la mère, ça pose un problème qui « manque à se dire » (dans ma langue de fond). Comment dire à l’enfant que sa grand-mère était une putain ? Sa mère n’y parvient pas ; c’est cela qui fait l’indicible, le trou, la béance, la sève déchirée. Comment renarcissiser la mère ? Car tout est là : réparer la sève des racines de l’enfant, c’est réparer par la mère en trouvant des mots qui faisant sens pourront être « transmis » à l’enfant. L’indicible est du fantôme intransmissible. Il hante l’âme des parents et des enfants. Le sens donne une tige au coquelicot de la douleur (voir notre commentaire Les Mots de Caldaquès). Dans la sève des racines, le coquelicot de la douleur va respirer et éclore. Selon Françoise Dolto, il n’est pas difficile de dire à l’enfant ce que signifie être une grand-mère putain. C’était une femme qui prêtait son corps, sans en avoir envie, pour de l’argent. Là où la parole se loge, la musique de l’âme peut reprendre, dans une sève de mots qui laisse place au coquelicot de la mère. « Tout est langage » qui peut être transmis à l’enfant qui alors avancera dans la connaissance de son histoire et de son destin symbolique. L’enfant renoue avec le destin de la grand-mère et retrouve sa sève luisante de mots enfin dits par la mère.
Enfant 2
Une belle histoire. Françoise nous conte toujours de belles histoires de silences toujours rompus par son intelligence et son expérience, comme autant de contes de fées parce que « Tout est langage ».
Une mère a déposé sa fille à l’assistance publique, mais ne l’a pas « abandonnée » car elle aura le droit de l’adopter jusqu’à l’âge de 13 ans, ce qu’elle fera avec son mari (ayant de lui deux enfants). La mère s’engage dans un silence d’impossible : ne rien dire à son enfant, ne rien dire du fait qu’elle est sa vraie mère, ne rien dire de cette ressemblance que l’enfant a perçu entre elles deux. Rupture symphonique, sève asséchée, coquelicot déchiré. La fillette est aux confins de l’autisme. Mais, « tout est langage ». Françoise Dolto parle avec la mère la conduisant vers une vérité à dire. La symphonie reprend, la sève coule à nouveau, la psychose recule. Reste une névrose hystérique gravissime, malgré tout moins tragique que la psychose. L’histoire de l’enfant lui a été transmise. Elle a retrouvé sa mère et retrouve sa sève luisante de mots enfin dits par elle.
Enfant 3
Alain est sur le point d’être admis dans une clinique pour enfants hémophiles. La participante pose la question à Françoise Dolto de savoir s’il est temps ou non de transmettre son histoire à Alain. La béance, la rupture de la symphonie c’est la rupture du langage et la rupture du sens de l’histoire. Telle est ma lecture répétée du travail de Françoise Dolto. « Tout est langage » (Langage de fond de Françoise). Le risque existentiel de tous, enfants et adultes, est de se perdre dans les brisures silencieuses de la sève (Ma langue de fond).
La mère, après la naissance d’Alain, n’a plus vu le père de son enfant. Lorsqu’il a trois mois et demi, elle rencontre un autre homme qu’elle épouse. La béance, le manque, la rupture symphonique écrit Françoise Dolto c’est le silence-radio sur la conception d’Alain et les neufs premiers mois de sa vie. La sève de « l’origine négativée » est, asséchée. La mère a été trahie et Alain continue par son existence la trahison du père. Symphonie tragique qui l’essouffle, l’empêche de parler, l’empêche d’exister. Mais, il existe malgré tout, témoignant de sa vitalité qui prend racine dans la vie écrit Françoise Dolto « De toute façon, les seuls parents importants ce sont ceux que nous avons en nous, et ceux-là ne sont pas méchants, puisqu’ils sont en toi. » (20).
Il est essentiel de permettre à l’enfant et à ses parents d’ exprimer la béance, même avec d’autres moyens que la parole (dessins, musique, pâte à modeler etc.), il est essentiel d’écouter aussi la sève percée (mon langage de fond), il est essentiel de caresser le feuillage (Ouaknin et René Char) et d’y introduire le langage. Nous en sommes au travail de Françoise Dolto, psychanalyste.
- Noblesse de feuillage ou le travail de la psychanalyste F. Dolto
Dans ce chapitre, dans le bruissement du feuillage, nous lisons le travail de Françoise Dolto, psychanalyste au cœur de la rupture symphonique des enfants.
Que fit-elle ? Comment se situait-elle dans le fracas silencieux de la souffrance des enfants ?
Comment définissait-elle son rôle ?
Comment réduisait-elle le « gauchissement de l’allant-devenant de l’enfant » ?
Ce qui était fondamental selon elle, c’était de redonner confiance à la mère, de la renarcissiser pour restaurer la communication brisée. Elle tissait alors, avec le blutoir des souvenirs le lien intergénérationnel, sûre que toute castration parlée était structurante pour l’enfant et que toute castration négativée l’immobilisait, faisant douleur du fait de la perte de la situation primitive, au risque du mourir. Selon Françoise, il fallait donc restaurée la communication trouée par le silence, gravement négativée.
Restaurer la communication, écrit-elle, c’est permettre de parler sous toutes les formes possibles, des mimiques aux mots, en passant par la musique, les dessins, la pâte à modeler. C’est permettre de représenter ce qui a fait silence, cassure, fracas, rupture symphonique.
Le postulat de Françoise Dolto c’est la dialectique de réciprocité entre la mère et l’enfant. « L’homme fait la mer » (Renaud), l’enfant fait la mère, la mère fait l’enfant. C’est dans cette dialectique que va se restaurer la dynamique du donner et du recevoir, dynamique-pivot de nos vies d’adultes devenus. Pivot qui « fait le beurre » dans « le tourbillon » de la relation mère-enfant, écrit Françoise Dolto. Elle précise encore, « Le tourbillon, c’est le parent vivant en soi » qui produit tant d’émois.
Son travail à Françoise, c’est dire le ressentir, de la mère, de l’enfant, des parents. C’est avancer dans le tourbillon au risque de sa pratique vraie d’analyste parlant vrai. Ressentir, dire, mettre en mots ce que l’enfant fait, poser du sens sur l’indicible et sur les émois archaïques de l’enfant tourbillonné (ma langue de fond). Elle cherche ce qui se répète en silence et le refait surgir en mots, avec les mots « Tout est langage », telle est la faisabilité du blutoir des souvenirs.
Mais tout cela, insiste Françoise Dolto, est un travail qui répond au travail psychique en souffrance. Son travail exige de l’enfant un paiement symbolique, cailloux ou timbres-poste. C’est là, sa grande trouvaille qui inscrit l’enfant dans la dette symbolique qui permet la parole. La communication peut alors se restaurer, la rupture symphonique triomphant de la pathologie peut à nouveau instaurer une chanson douce que lui chantait sa maman. La chanson de son histoire.
- Comment ce chapitre permet d’éclairer l’allant-devenant lecteur ?
Mon postulat est que la mère, par son attention, son respect, sa reconnaissance permet à l’enfant de devenir un lecteur.
Mon postulat est que l’enfant dans l’attention qu’il porte à la voix de sa mère et à son guidage dans l’acte de lire, tout autant qu’au livre, va permettre à la mère de lui transmettre le désir de lire, fondamental pour entrer dans la communauté de lecteurs.
Ce double postulat en instaure un troisième, la communication entre la mère et l’enfant ne peut être parasitée par de la rupture symphonique. L’entrée dans la communauté des lecteurs est un chant cristallin retrouvé par tous, porté par multiples albums qui racontent le monde, son bruit, ses terreurs et sa paix. Les livres donc peuvent exprimer la rupture symphonique dans une relation inaugurale d’amour et de tendresse, de mots et d’images, d’intelligence et de narration, dans la couleur de chaque heure. Le soleil, par les livres, se marie à la lune, les pages sont des étoiles, les récits des arcs-en-ciel.
L’enfant lit et grandit dans une splendeur cosmique.
C’est dans la paix des livres que l’enfant deviendra lecteur près de nous et de ses parents, dans une famille élargie. C’est dans la paix des livres qu’il grandira ancêtre de lui-même et de tous, qu’il cessera d’« être tourbillonné » dans une rupture symphonique. Avec les livres, il ressentira ses émois archaïques, qu’il pourra peut-être dire si nous l’écoutons, si nous l’entendons.
Alors, avec les livres, ses livres, il pourra donner et recevoir de belles histoires dans le meilleur et dans le pire de son imaginaire caressé par le blutoir des souvenirs
Marie-José Annenkov
Lectrice de Françoise Dolto