Point d’orgue
Ma réponse à certains refus de lire, du temps où j’étais formatrice auprès de jeunes en vacance de leur poste de lecteur
Projet : « Lettre ouverte à Primo Lévi »
J’ai entendu la question de quelques uns : « A quoi ça sert de lire pour trouver du travail ? » et pour certains, votre phrase : « J’aime pas lire Madame »
Alors, j’ai envie de vous dire : « debout les morts ! Rejoignez-nous, il y a tant à faire pour rendre ce monde habitable… Nous avons besoin de vous, de toutes vos énergies de vie. »
J’ai envie de vous dire, le présent même si imparfait n’existe que par le passé si parfois douloureux, si insensé mais reconstruit par tant de femmes et d’hommes courageux jusqu’à l’extrême.
J’ai envie de vous dire, à chaque tragédie humaine destructrice correspond une reconstruction possible qui rend le printemps si beau.
Mais la reconstruction passe par la lecture. Voilà « à quoi ça sert de lire » : à se situer dans le monde, à le connaître pour le construire, pour ne pas plonger dans un inconscient collectif blasé, où on ne croit à rien, où on trimbale l’inutile question : « à quoi ça sert de lire et même de vivre ? » et où on laisse alors progresser « la banalité du mal» ; celui, de la télé avec son cortège de guerres et de terrorisme. Cortège qui semble parfois nous laisser indifférents mais, qui à notre insu, bloque notre espoir dans la vie. La précarité aidant, des difficiles histoires personnelles provoquent l’inquiétude que je lis dans vos regards, que j’entends parfois dans l’irrespect du savoir et même de ma personne.
Pour tenter d’en sortir et de progresser, j’ai pensé à Primo Lévi, à son livre « Si c’était un homme » et au thème de la Shoah. Nous pourrions laisser une trace de notre lecture par l’écriture d’une lettre ouverte à Primo Lévi qui a éternisé ses 27 ans par ce livre si humain. Primo Lévi allait d’école en école pour transmettre son livre, faire savoir et reconstruire l’humanité par les mots de tous. Telle était devenue sa raison de vivre au dessus du gouffre qu’il avait connu à Auschwitz.
Dans le même temps de notre lecture de Primo Lévi, je m’appliquerai à vous dire les valeurs positives de notre monde :
J’inviterai des personnes du musée de la Résistance de Montauban et nous le visiterons ensemble.
Je vous parlerai de Serge et Béa Klarsfeld
Je vous parlerai du mur des Noms et du Mémorial de la Shoah à Paris
Je photocopierai des passages de livres et des articles qui vous diront la Shoah
Je vous ferai découvrir un merveilleux poème de Charlotte Delbo qui dit quevous devez donner un sens à votre vie.
Je m’appliquerai dans mon travail et j’espère que la force de mon désir vous aidera à vous appliquer dans le votre et qu’ensemble nous constituerons une brochure-souvenir dont un nom possible sera « Lettre ouverte à Primo Lévi » ou d’un autre nom de votre choix…
Bon travail à nous tous !
Votre formatrice d’atelier de lecture,
Marie-José Colet, dans ce temps où je me nommais Marie-José Colet et non comme maintenant Marie-José Annenkov (archéologie de ma vie)
Nous sommes trois archéologues. Nous nous nommons Nicole Rouja, Anne Dubaele-Legac et Marie-José Annenkov.
Ensemble, nous fouillons depuis des années
Ensemble, nous avons écrit Madame, je veux apprendre à lire !
Ensemble, nous vivons une amitié de rires, parfois de chagrin mais toujours de savoirs !
Voici la retranscription d’un enregistrement, qu’ensemble, nous avons réalisé, un joli jour d’été 2010.
Je fais le choix de ne pas vous transmettre une synthèse, mais le droit fil de nos mots, au cœur de leur détour parlé, parce que j’aime à saisir la racine d’un concept dans le temps des semailles, dans la profondeur de la douce terre du langage.
A vous, inventeurs de lecture, d’en inventer la synthèse adaptée à votre propre recherche, à votre propre quête.
La première page, dans la pure tradition hébraïque manque. Je n’ai pas enregistré mes premiers mots, ceux qui posaient la problématique de recherche de ce jour à savoir : présentation de mes interrogations sur le concept de lecteur vaquant. Alors, on plonge directement, au fond de la terre, on s’engouffre dans les mots de Anne et Nicole. Je retranscris, le pas à pas de la fouille, je retranscris ce qui fait trésors de l’expédition au fond de notre nuit à toutes trois de notre ignorance et de nos tâtonnements. Ce que j’aime beaucoup dans cet enregistrement, ce qui en fait sa valeur, c’est cela même : notre pensée tâtonnante, nos détours sans retours, nos glissements, nos égarements et soudain nos trouées de lumière et de sens. Nous y voilà enfin !
Anne : plutôt des commentaires que des questions. Je trouve ça très intéressant.. Je trouve ça intéressant de parler du lecteur vaquant. On s’appuie bien sur la personne et sa place en tant que lecteur, on est sur l’individu dans l’acte de lire avec son identité de lecteur, avec sa citoyenneté..Tu dis quelqu’un dont la nécessité de lire a été brisée. Est-ce qu’on est sur l’individu ou sur l’acte de lire ?
MJA : ça me fait penser que j’ai oublié de vous présenter la méthodologie éventuelle, je reprends mes deux espaces identitaire et citoyen, mon petit refrain.
Pour citoyen, je reprendrai mes entretiens Shéhérazade (voir catégorie du blog Shéhérazade) et à chaque fois je leur poserai la question : quelle est la nécessité de lire que sous tend l’action ? Je me situe là de leur place d’ acteurs et après je demanderai à assister à une des actions et j’écouterai les participants. Je serai alors du côté du lecteur. Par exemple : Shéhérazade Planning : je repère avec le planning à quoi ça sert de lire avec les enfants et dans un deuxième temps, je participe à un groupe avec eux et j’écoute les enfants dans leur acte de lire.
Nicole : Shéhérazade va t’amener sur des publics très différents.
MJA : le problème sera alors évidemment de cadrer ma recherche : un public ? Plusieurs publics ? Mai finalement moi, j’aimerai bien faire sur différents publics pour arriver à l’histoire citoyenne de la société.
Anne : l’individu questionné sera-t-il déjà un lecteur courant ou une personne en situation d’illettrisme ?
MJA : J’aimerai travailler avec des personnes en situation d’illettrisme, mais réfléchir sur leur nécessité de lire qui a été brisée chez eux ; ce qui demande de réfléchir sur ce qu’est la nécessité de lire et de ce qui la rompt, de ce qui « brise ». On peut déboucher sur la prévention.
Mais ce que j’aimerai surtout dans mon histoire de lecteur vacant c’est garder mes deux dimensions : on est lecteur vacant pour une histoire identitaire et citoyenne. Ce que j’aborde dans Madame, je veux apprendre à lire ! mais je souhaite le reprendre, l’approfondir, resserrer ma pensée.
Mon public ce serait des gens qui ont su lire mais qui ont perdu la lecture. D’ailleurs, je suis bien, quand je dis cela, du côté de l’illettrisme. Bon, le premier travail serait de poser ce qu’on entend par illettrisme.
Nicole : quand tu parle de lecteur vacant, tu dis bien que c’est un concept. Tu ne parle pas des personnes. Il faut d’abord appréhender le concept de lecteur vacant et dans un deuxième temps tu vas pouvoir déterminer comment on peut être lecteur vacant de par la construction personnelle et sociale. Distinguer le concept Le lecteur et « être lecteur vacant. »
Anne : est-ce que le lecteur en situation de lecteur vacant est-il nécessaire en situation d’illettrisme ?
MJA : La nécessité brisée pour d’autres que des personnes en situation d’illettrisme (par exemple après ou pendant un deuil) et ça serait intéressant à mettre en lumière car ça irait dans le sens de la non-exclusion des personnes en situations d’illettrisme, car la vacance ne serait pas que leur propriété, elle pourrait être pour tous, car ça veut dire que tout à chacun universitaire ou formateur, bibliothécaires ou public en détresse on peut être, lecteur vacant, un jour ou l’autre. Alors là, mettre en évidence cela, ce serait le must du must ! C’est pour cela, que je ne souhaite pas m’enferrer dans un seul public. En fait, j’aimerai réfléchir sur la nécessité de lire et la nécessité brisée à tous les âges de la vie. Ou je ne sais pas je serai aussi tenter de réfléchir uniquement sur la nécessité brisée chez les personnes en situation d’illettrisme. Mais peut-être que les deux approches ne s’excluent pas. Réfléchir sur la nécessité brisée dans l’espace de l’illettrisme suppose sans doute de définir plus largement la nécessité de lire. Réfléchir sur cette nécessité non vécue par les personne en situation d’illettrisme en prenant l’illettrisme pris par son biais le plus large, par l’opposition au non illettrisme. On retrouve là l’idée de prévention.
Anne ; Moi, je n’aime pas trop ce terme ; Cette idée de prévention est trop chargée ; Mais si tu veux, c’est quoi faire de la prévention ?
MJA. Oui , par exemple au Planning, elle vont monter un projet : avec des enfants, à partir de livres, elles vont permettre aux enfants de s’exprimer sur des violences familiales que ces enfants ont subi. Elles vont aller dans les écoles ou d’autres lieu.x (je revoie les inventeurs à la catégorie Shéhérazade : les petites contes du planning et ...Moi)
Anne : oui, mais ce concept de prévention me paraît neutralisant parce que on n’y met plein de chose derrière.
MJA : d’accord : donc il faut définir les publics, définir le terme de prévention. Bon ! l’idée c’est bien définir les termes des propositions !
Bon, c’est ça une recherche : ce n’est pas une synthèse, c’est surtout amener un regard nouveau.
Anne : Permettre de moins exclure. Permettre d’analyser des situations de « nécessité brisée » chez tous, même chez ceux qui ne sont pas en situation d’illettrisme. Avec mon histoire de lecteur vacant, je souhaite poser un regard nouveau sur l’illettrisme que j’aimerai définir en terme qualitatif, en terme de l’être bien plus plus qu’en terme d’avoir. Etre lecteur vacant, c’est avant tout « être » dans son potentiel brisé et non celui qui « n’a pas » la connaissance des savoirs. Mais là encore, je sens que je cafouille entre concept et individu. Je dois absolument clarifier cela, baliser mon chemin...
Mais la nécessité, elle est plus ou moins brisée. Il y a un spectre qualitatif de brisure. Pour les enfants, ou les jeunes adolescents qui constituent parfois des publics très défavorisés, la brisure est radicale parce qu’il y a des trucs qui ont bousillé cette nécessité. Et les ateliers de lectures sont là pour refaire fleurir cette nécessité brisée.. Ils sont là mes ateliers de lecture. Je ne les oublie pas.. C’est ma quête.
Nicole : soit tu pars sur le concept de lecteur vacant et après on travail sur des publics en situation d’illettrisme, soit le contraire : tu pars de situations de lecteurs en situations d’illettrismes et tu te penches ensuite sur le concept de lecteur vacant.
MJA Mon idée c’est d’approfondir cette notion ou d’approfondir « A quoi ça sert de lire ? »
Anne : Ce que je veux dire, c’est que dans la vacance, on a l’idée de personne qui ont déjà eu une construction.
MJA : Mais dans les personnes en situation d’illettrisme, il y a déjà eu une construction,
Anne, oui, mais cette construction n’est pas ancrée
MJA : Mais en plus, cette histoire « de faibles lecteurs », moi ça ne me plaît pas parce que , j’ai découvert, qu’il existait des « faibles lecteurs » qui étaient des plus forts lecteurs que des universitaires par exemple, ils investissaient leur texte, ils y était à fond lors que certains lisent comme ça, sans plus
Nicole : oui, mais ça c’est ta perception de ce qu’est une place de lecteur !
MJA : est-ce que occuper sa place de lecteur, c’est déchiffrer ?
Attendez ! ça s’est important ! qu’est-ce que ça veut dire « occuper sa place de lecteur ? »
Anne : je te revois dans la formation sur Les Récits de vie, quand tu parlais, du sérieux de tes stagiaires quand tu les emmenais en bibliothèque. Ils étaient dans le sérieux de leur poste de lecteur et du coup ce n’était plus la question du déchiffrage qui était posée.
MJA. Oui, c’est pour ça que cette question de la place du lecteur, elle est hyper importante. Je la vois comme un domino qu’il faut approfondir.
Nicole : De toute façon, tu ne pourras approfondir Le Lecteur vacant que lorsque tu auras approfondi la place du lecteur. La question première est : Vacant de quoi ?
MJA : ce que je veux dire c’est que la présence au lire, présence qui n’a rien à voir avec le déchiffrement, est parfois très intense chez ceux qu’on nomme « faibles lecteurs. »
Voilà en fait, il faut que j’arrive à bien différencier « faible lecteur » et « lecteur vacant ». Il ne faut pas que ce soit simplement jouer sur les mots.
Quand j’ai relis ma définition, je me suis dis, il faut approfondir ça . Je relis ma définition qui est dans le glossaire de Madame, je veux apprendre à lire !
« Il n’existe pas de faibles lecteurs mais des lecteurs potentiels que de graves ruptures ou des situations critiques vécues dans l’enfance ont expulsés de leur place de lecteurs »
Nicole : Dans lecteur vacant, tu mets d’emblée la personne en lecteur qui a un potentiel. Arrivée au monde, c’est être vivant et déjà lecteur du monde.
Anne : dans « faible lecteur », on oublie lecteur. Que dans lecteur vacant, il est d’abord lecteur et la vacance enclenche le possible si le lecteur on retrouve la nécessité de lire. Mais la question est : est-ce que le lecteur vaquant a perdu la nécessité de lire?
MJA : La notion de lecteur vaquant, elle est dynamique, dans un mouvement. On peut renaître à sa vacance.
Ce qui me fait dire que la vacance est liée à la nécessité c’est la simultanéité des interpellations que j’ai entendu dans ma pratique :
Madame, je veux apprendre à lire !
Madame à quoi ça sert de lire ?
Et comme ça à vol d’oiseau, j’interroge : dire Madame, je veux apprendre à lire ! est ce que c’est dire Madame, quelle est la nécessité de lire ?
Nicole : en tout cas, c’est une véritable hypothèse. Est-ce que la vacance est uniquement liée à la nécessité ou à autre chose aussi ?
Anne : quand on parle de la personne en situation d’illettrisme, est-ce que du coup, ça resitue, l’importance du lire , comme l’importance que donne les politiques au lire, et du coup, est-ce qu’on ne retrouve pas la citoyenneté ?
Quand, je travaille, avec les formateurs, j’ai tendance à dire, que le plus important, c’est quand même d’écrire. Du coup, est-ce que le lecteur vacant, du fait de sa vacance, peut encore moins écrire ?
MJA ; C’est le rapport au symbolique : Freud, Winnicott, Lacan et d’autres encore. Il me semble que si on approfondit l’histoire de la nécessité, on va retrouver l’histoire du père., l’histoire de la sublimation et les possibilité de sublimer à partir de la séparation d’avec la mère et donc la nécessité elle va naître de là. Il me semble, je vais chercher de ce côté là.
Je vais chercher aussi du côté de notre société d’immédiateté et je pense aux travaux de Hannah Arendt : l’immédiateté ne permet pas la distance qui autorise la création, et lire est un acte de création.( Chercher comment, lire est un acte de création et de parole). Tout ça me paraît comme des petits astres, graviter autour de la galxie qu’est la nécessité..
Il me faut creuser tous les termes : lecteurs, place du lecteur, vacance, nécessité,, nécessité brisée.
Anne : si tu reprends Hélène Troche-Fabre... et donc
A suivre dans les commentaires qui précédent concernant les deux ouvrages de Hélène Troche-Fabre Le langage du vivant et Réinventer le métier d’apprendre
Et donc à suivre dans la suite de la retranscription de cet enregistrement archéologique si passionnant qui énonce notre vie chercheuse de savoir sur l’illettrisme, qui est la nôtre à nous, Anne, Nicole et moi.
A bientôt ! Marie-José Annenkov