La librairie d’Hannah
Le livre est un objet transitionnel, parfois il nous construit, parfois il nous enchante ou nous désespère. Je n’en dirai pas plus. Chacun sait son livre et l’exclusion tragique de ceux qui « ne savent pas lire. ». Chacun sait la place du livre au singulier dans sa vie.
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Mais quelle est la place du livre dans la société quand il devient pluriel?
Hannah Arendt dans son étude sur le totalitarisme a conceptualisé l’homme devenu superflu, rendu semblable à ses pareils, privé du politique. Hannah Arendt définit le politique comme un espace commun dans lequel chacun d’entre nous peut-être reconnu par son prochain si différent. Quand nous lisons nous affirmons notre singularité . Quand nous prêtons un livre nous appelons l’autre à nous reconnaître unique, pouvant l’intéresser, retenir son attention, voire même nous aimer. Le livre s’inscrit dans une chaîne symbolique du savoir mais aussi dans celle imaginaire de l’amour. Le livre n’est pas un objet social au sens où le définirait Hannah Arendt : le social identifierait les lecteurs comme « tous pareils » définissant une catégorie sociale « Les Lecteurs ». Le livre n’est pas objet social mais objet du politique : le politique, circonscrit comme un espace de dialogue,où chacun d’entre nous peut rencontrer l’autre. Le politique est défini par l’inclusion et par l’exclusion, par ceux qui sont « reconnus» et par « les parias ». De même, un tel espace se définit dans une librairie, par son inclusion (les lecteurs) et son exclusion (les non-lecteurs, de l’illettrisme à l’indifférence.) Le livre, objet de lien dans le politique, objet de lien entre des êtres singuliers et différents porte la parole de sujet et du citoyen. Le livre nous concerne de la naissance à la mort. Marie-Bonnafé dans « Les livres, c’est bon pour les bébés » interpelle l’évidence qu’on ne saurait lire qu’à partir de 6 ans. Un bébé lit, porté par la voix de sa mère. Lire c’est être porté par la voix d’un autre. Le livre est médiateur de la voix des autres : de l’auteur, des proches, enseignant, famille, amis. Le livre est un porte-voix de l’humanité.
Le libraire a la fonction d’abriter ces voix multiples. Il est le dépositaire du politique parce que dépositaire du « Nous » sujet du verbe lire. Le libraire a une haute fonction citoyenne comme représentant démocratique de ce « Nous » si essentiel grâce auquel chacun advient à sa différence, résistant au tragique risque de l’uniformité, celle des hommes qui ne pensent plus. Je me souviens. Hitler. Les autodafés. Je me souviens le film de Truffaut Farenheit 451. Je me souviens de ce que je n’ai jamais vécu . Je me souviens de ma vie qui s’éteindrait si je ne pouvais franchir librement la porte d’une librairie. Cet acte pourtant si simple m’est souvent refusé. Le livre, s’il est objet politique, est aussi objet économique. Il répond à la loi du plus fort, du « vite vendu », « du vite écrit », à la loi du « sensationnel ». Mon libraire n’abrite plus ma singularité de femme lisante m’excluant du « Nous » si bénéfique de la lecture. A chacune de mes visites en librairie, je subis chaque jour les conséquences du livre, objet de l’économie. Je ne trouve pas un livre, écrit il y à peine six mois, mon regard est trop souvent heurté par des couvertures ou des titres accrocheurs. La librairie devient lieu de plus-value, de plus-vendu. Je pars triste, ne me retrouvant pas, ne me reconnaissant pas.
La librairie de Catherine et Didier me plaît parce que je « m’y retrouve » tout en côtoyant des jeunes mamans ou un homme plus âgé que moi. J’effleure une de mes valeurs de vie : la rencontre entre générations par la médiation des livres que j’aime tant. Je m’y retrouve dans ma soixantaine intellectuelle, je m’y retrouve dans mes engagements. Par exemple, ce que j’aime ce sont les livres « bilingues » pour ceux qui ne savent pas lire, pour ceux de cultures différentes de la mienne. Par eux, l’exclusion recule, notre « Nous » s’élargit dans l’espoir de l’interculturel. .
La librairie de Catherine et Didier est un lieu de liens : lien social, lieu de paroles et puis aussi un lieu calme où « Nous » pouvons « entrer en silence », feuilleter les livres, nous feuilleter. Une librairie doit être un espace pour inventer nos lectures et les partager.
Les livres, sont avant tout des objets de rencontre, tissant par un fil d’or de savoir et d’imaginaire, un lien précieux entre lecteurs et non-lecteurs. Les librairies sont, mais cela est de plus en plus rare, pour une histoire de modernité dirait Hannah Arendt, dépositaires de ce lien entre les lecteurs les plus affirmés et les lecteurs balbutiants, les libraires peuvent être source de résistance contre ce terrible mouvement qui tend à rendre les hommes superflus. Le lecteur ne sera jamais un homme superflu parce qu’il pense. Des libraires telles que Des livres et vous, délivrent de l’ignorance, de l’emprisonnement totalitaire ; ils instaurent la liberté de pensée et de partage portant les livres au plus haut de l’humanité.
Des Livres et vous, librairie identitaire et citoyenne nous apprend le « Je », et le « Nous » du verbe lire, inventant notre mémoire. Une librairie est un lieu de transmission de l’humain par ses livres, une caverne d’Ali Baba pour tous !
Sésame, « Délivre-moi ! » « Des livres et moi » « Des livres et vous ! » Marie-José Annenkov
Article paru dans
De la nécessité du livre... et des libraires.
un livre pour les dix ans de la librairie-tartinerie fondée à Sarrant par Didier Bardy et Catherine Mitjana.
Un livre coordonné par Sylvain Allemand et fabriqué par l’imprimerie Trente –quatre en juillet 2010
Un livre passsionnant, plein de talent et d'intelligence, un livre qui dit le livre et les libraires, un livre qui dit une éthique incontournable pour Les inventeurs de lectures.
Bravo et merci à tous les auteurs, et bien sûr à Catherine, Didier et Sylvain ! MJA
Des livres et vous
Place de l'église
32120 Sarrant
05.62.65.09.51
info@livres.org
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