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8 mai 2009 5 08 /05 /mai /2009 15:00

 

 

 Perec, ce serait un prénom : Georges. Ce serait un homme né à Paris, le 7 mars 1936 de parents juifs polonais émigrés. Ce serait un écrivain trop jeune disparu, emporté par un cancer du poumon le 3 mars 1983 à Ivry.

 

Perec, ce serait des romans : "Les choses", prix Renaudot 1965, "Un homme qui dort", "Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?", "W ou le souvenir d'enfance", "La vie mode d'emploi". Ce serait une nouvelle, "Le voyage d'hiver". Ce serait un poème " l'éternité". Perec ce serait un oulipien, un compagnon de Queneau et de Calvino, "Alphabets", "la clôture" et surtout "La disparition", roman de 312 pages dans lesquelles la lettre E n'apparaît pas une seule fois. Oulipien toujours avec "Les revenentes". Perec,ce serait des mots croisés, des anagrammes, des récits, des pensées inclassables : "Penser/classer", "espèces d'espaces", "tentative d'épuisement d'un lieu parisien", "La boutique obscure",-"récit de rêves qui n'ont été rêvés que pour être écrits", "Un cabinet d'amateur". Ce serait également une traduction de l'oeuvre de Harry Matthews.

 

Perec, ce serait une intense activité cinématographique : "Récits d'Ellis Island", dialogue du film d'Alain Corneau :"Série noire", ce serait le lieu d'une fugue et une participation à la revue Avant-Scène, cinéma 233.

 

Perec, ce serait des articles et des interviews dans les revues Jungle, La quinzaine littéraire, Littérature (N°7,1983) et L'Arc (N°76), ce serait un colloque de Cerisy qui lui serait consacré en juillet 1984,ce serait un dossier du Magazine littéraire (N°193). Perec Ce serait une bibliographie très détaillée dans toutes ces revues.

 

Perec, ce serait un écrivain pour qui une fois de plus les pièges de l'écriture se seraient mis en place.

 

P comme Perec. P comme Puzzle, une métaphore qui insiste, le puzzle inachevé.. Perec, un réel en morceaux à reconstituer. Dans "La vie mode d'emploi, il écrit "l'art du puzzle commence avec les puzzles de bois découpés à la main lorsque celui qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre, lors lieu de laisser le hasard brouiller il entend lui substituer la ruse, le piège, l'illusion. (...) On en déduira quelque chose qui est sans doute l'ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences,  ce n'est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle, l'a fait avant lui."

 

Perec écrit, fait le puzzle, le lecteur lit, pose le puzzle. Un puzzle dont les morceaux sont imprimés dans le blanc du parchemin par une écriture qui morcelle, sépare, isole, cisèle, efface, annule, hache. Une écriture en miettes. Une écriture qui amasse, accumule, inventorie, puise, épuise, creuse, amoncelle, décrit mais surtout ne crie pas, ne hurle pas, une écriture qui déchire, qui noue, qui dénoue, perce, raccommode, colle, colmate. Une écriture qui sculpte. Une écriture qui collectionne, fragmente, éclate, remembre, rassemble, jaillit. Une écriture qui fuse. Une écriture qui tisse, qui ratisse, qui condense, qui coule, se répand, envahit, contourne, une écriture qui zigzague, qui ruse, se donne, se cache, enferme, libère, brise, plie, ploie, énumère. Une écriture qui organise l'impossible. Une écriture qui inscrit, traque, marque, masque, démasque un réel chaotique, lui donne un ordre. Une écriture  qui classe, étiquette. Etiquettes à lire, étiquettes à voir.  Perec écrivain, est aussi homme de cinéma. Il manie plume et camera. "L'oeil" est le premier mot du roman "Les choses",  "La vie mode d'emploi"

 

D’une extraordinaire odyssée dans  l'espace, il a ramené des livres dont l'ensemble constitue un puzzle dont les morceaux insistent,se répètent d'un titre à l'autre. Un puzzle qui lui et-même fragment d'un puzzle plus large, toujours inachevé : la littérature, cette hypothétique étagère dont chaque nouvel ouvrage vient modifier la belle ordonnance.

 

Chacun des livres de Georges  Perec est diffèrent de celui qui le précède, par le style, par la forme littéraire, par le sujet, par son lieu d'émergence, mais l'ensemble de l'oeuvre est parcouru par une même écriture soutenue par un même désir, un même manque, une même lettre, un même nom. La métaphore du puzzle. Un puzzle dont les morceaux sont des traces, des souvenirs, des rêves, des histoires de vengeance, de cruauté, d'indifférence, de tendresse. De l'humour aussi, du baroque, du mystère,. Un puzzle dont les morceaux sont des choses. La bassine de plastique rose  de l'homme qui dot, des objets rares d'antiquaires mais aussi des objets quotidiens. Un puzzle dont les morceaux sont des prénoms simples : Sylvie et Jérôme, Isabelle, Béatrice, Véra. Des noms construits, élaborés tels que Bartlebooth, des noms qui rusent  tels que Anton Voyl et son ami Conson, des noms qui ne se donnent pas facilement. L'identité de l'homme qui dort ne nous est révélée qu'à la fin d'un autre roman, nous le reconnaissons grâce à la bassine de matière plastique rose. Un personnage à reconnaître dans une sensation de déjà lu.

 

Un puzzle dont les morceaux sont des espaces éclatés sur le vide, un espace vide à habiller d'espèces d'espaces. Un espace à investir, un espace qui s'inscrit dans une prolifération du manque, un espace qui fait tâche d'huile. La page comme un lit. Du lit à la chambre, de la chambre à l'appartement, de l'appartement à la rue, de la rue au quartier, du quartier à la ville, de a ville à la campagne, de la campagne au pays, du pays au monde, du monde à l'espace. Espace en jeu. Jeu gigogne. Espace d'une écriture fluide dans laquelle on s'enfonce. Une écriture de sable mouvant. Une écriture de sables mouvants. Des espèces d'espaces aux contours incertains, aux couleurs du réel, mais aussi des espèces d'espaces solidement charpentés. Un immeuble parisien. Des appartement bourgeois, confortables,  des escaliers, des caves , des greniers, des paliers. L'ascenseur, la loge de la concierge.  Des espaces métaphores. A découvrir, à explorer, à identifier. "La vie mode d'emploi'". De la façade à l'immeuble, jusqu'à l'image de couvercle d'une boîte de biscuits en passant par un collectionneur d'étiquettes, tout est méticuleusement décrit, énuméré 695 pages durant. Nous apprenons une nouvelle langue : celle des objets, à la fois simple et complexe, cachée et immédiate, exigeant une très grande disponibilité de celui qui l'écoute, la pratique.  Une langue envoûtante.

 

Un espace encore,  l’espace blanc, symbole du vide, du manque, de la mort.

 

Un puzzle dont les morceaux sont une grammaire. Des noms sujets, des noms compléments qui s'accumulent, s'énumèrent, ponctués par des virgules qui fendent, par des points qui hachent. Des verbes qui se conjuguent au présent d'une réalité qui s'affirme, au conditionnel d'un réel évanescent, au futur qui aspire au sûr, à  l'imparfait rassurant. Une oeuvre en quatre temps, dont le temps fort est ce conditionnel qui râpe, interpelle, déstabilise. La déstabilisation du réel se dit dans la mouvance des pronoms sujets. Le Je autobiographique de  "W" ne peut s'écrire lorsque la mère disparaît, le je qui se casse dans le on ou dans le"ça". ça durait.

 

Si parfois, le "je" se rompt, il lui arrive aussi de se fondre dans le "Tu" insistant de L'homme qui dort ; un "je" aussi qui devient "il" de chaque personnage de "La vie mode d'emploi". Je, tu, ils,on, ça autant de pièces d'un sujet exulté de lui-même, ayant choisi l'écriture comme terre d'asile. Un puzzle dont les morceaux ne sont jamais des dialogues. Ici on ne parle pas, on tourne. Un film d'Ettore Scola -Le Bal-. De la musique, des regards, des corps qui s'étreignent, se séparent pour mieux s'élancer les uns vers es autres. Répétition de l'Histoire,  des histoires, répétition des couples. Une piste qui s'emplit ou se vide au rythme du temps qui passe. Une salle à feuilleter, les pages du temps à tourner. Un flash, une photo, des photos. Toujours la même, jamais la même. Quelque chose qui se fige. Quelque chose qui s'éternise. Du réel encore. "La vie mode d'emploi", un roman sans tâche d'huile. "C'est le 23 juin 1975" il n'est pas loin de huit heures du soir."  Ce temps capté par le regard de Perec va remonter lentement, très lentement par le cheminement des objets, jusqu'en 1833, cheminement labyrinthique, cheminement brisé d'un temps en morceaux en morceaux. Un ultime morceau de ce temps-puzzle tombe vers le futur et c'est le quinze août de la même année. C'est l'épilogue. C'est une toile qui demeurera blanche.

 

Un puzzle inachevé dont les morceaux sont des mots. Les mots, puzzle d'une vie. Un personnage : Cinoc, le tueur des mots qui sa vie durant a mis à jour les dictionnaires et qui à sa retraite a décidé de rédiger un dictionnaire  des mots oubliés. Une fois de plus çça annule. Le puzzle inachevé du langage, lieu de fugue, lieu de ruse, lieu du jeu. Lieu du je, où les mots se croisent, où les lettres se substituent, lieu de la métaphore, lieu de a clôture. Lieu à ouvrir. Un cliquetis de clés. Clés pour le Réel. Un réel de lettres. Lettres hébraïques. La clé juive chez Perec ouvre la porte de la non-appartenance, de la non-inscription, ouvre la porte sur un monde fissuré. La fêlure. La fracture encore et toujours.

 

 Perec s'inscrit comme juif dans une rupture première. Rupture qui se traduit  dans  une rupture première. Rupture qui se traduit par une altération de l'alphabet hébraïque, altération qui signe et la reconnaissance de la langue maternelle (puisqu'il y fait allusion) et sa perte (puisqqu'il la déforme). Ainsi la lettre initiale donnée dans "W" est une lettre qui trébuche à se nommer et son nom aurait été  gammeth ou gammel". Gammeth, je lis aussi gamète.  Méiose. Origine de la vie, origine de l'écriture,  genèse du roman  "W ou le souvenir d'enfance". Gammel.  Lire aussi Gamelle, mot d'origine latine  qui signifie coupure. Un croisement entre le yiddish et le latin, une lettre carrefour : X.  Lettre chromosomique, lettre de l'inconnu mathématique, lettre qui rature, chiffre latin,  lettre qui prolongée à ses extrémités devient croix gammée, tels sont les traitements effectués par Perec à la lettre X. Le poids d'une lettre en surcharge. Surcharge de l'histoire, . H comme Histoire, E comme enfant, W comme Perec, Perec comme non X.

 

L'écriture de Perec soulève le poids du langage quand il est réel. Le travail des lettres sur les lettres ; le langage devient matière, devient pâte pour mots croisés et anagrammes, devient réseaux pour les lettres. Ainsi "W"   est dédié à E , ce E qui disparaît ("la disparition") ou ce E qui exclue toute autre voyelle ("les revenantes"). Un H qui tranche, un H clé du temps, le grand H de l'histoire devient la grande hache des camps nazis  qui envahit le mot AUSCHWITZ. Deux lettres voisines : HW. Mot blessé par deux consonnes : H, deux lignes parallèles coupées para une troisième, H, une lettre  qu'on peut plier dans les deux sens, plié encore le W, lettre brisée. H, W, deux lettres qui sectionnent un mot, deux lettres qui fracturent une vie ; H, W, deux lettres imprimées se substituant à deux lettres du livre blanc, celui qui est écrit avec le singulier alphabet du désir. Ecriture substitutive, écriture métaphore obturant le temps de la lettre. Ecriture, écriture métaphore obturant le temps de la lettre. Ecriture qui cherche et ne veut pas trouver, qui veut oublier le manque et composer avec le blanc. Une lettre brisée, une autre oubliée qui tente d'épouser le vide laissée par la lettre volée. La lettre disparue. Disparition meurtrière d'un E qui provoque l'effondrement du nom du Père, rendant le Patronyme Perec, indicible. P R C , un mot qui ne peut s'écrire sur une page, on peut le vivre, de même H,W au milieu d'un mot, on peut l'écrire. E,H, W ne sont que des lettres et seul le papier s'en trouve égratigné. Des traces sur du blanc. Mais un père qui meurt trop tôt, une mère qui disparaît sur le quai d'une gare, en laissant entre les mains de son enfant un illustré, une mère engloutie par Auschwitz, non le mot mais le camp,, alors ça, ça laisse non des traces d'encre mais des traces de manque ; ça brise non plus une lettre (W), ni un nom (Perec), ça troue la vie d'un enfant, qui pour survivre à ce deuil  impossible, d'une mort jamais nommée, deviendra écrivain. C'est à partir de ce manque qu'il écrira, pour ne plus se souvenir. Il écrira pour ne plus être aspiré par le vide laissé par la disparition de ses parents, pour ne pas disparaître à son tour dans ce puits sans fond, pour ne pas se laisser anéantir par une recherche incessante de l'objet perdu. A la recherche de l'objet perdu va se substituer la recherche de la lettre perdue. Alors peut commencer le dit du W. Proust écrivit ses plus belles pages "fécondées" par la souffrance que lui infligea Albertine si différente de lui. Ce qui féconda Perec, c'est ce manque cruel rencontré trop tôt. Cruel parce qu'impossible à nommer. Origine de la vie, origine de l'écriture. La différence. La faille. La blessure. Celle qui ne cicatrise jamais.

 

Perec, une oeuvre fissurée, un texte qui bascule vers d'autres textes, une écriture blessée, pensée par d'autres écrits, pensée d'ailleurs, une écriture tissée de celle des autres. Une des originalités de G.Perec, et non des moindres est l'absence de prétention à une originalité quelconque. A n'en revendiquer aucune, il en est tout entier habité. "Le voyage d'hiver" est une nouvelle dont le sujet est le plagiat par anticipation. Ce serait un auteur H.Vernier, qui aurait plagié Mallarmé, Verlaine et de nombreux autres. En fait, il aurait été édité avant eux ! C'est un autre écrivain qui, faisant cette découverte fantastique, découverte littéraire sans précèdent, va chercher jusqu'à la folie, à en accumuler les preuves. La propriété du symbolique n'existe pas. A la fin de "La vie mode d'emploi" on peut lire ce post-scriptum :"Ce livre comprend des citations modifiées..." Suit une liste d'auteurs. Perec s'inclut dans la liste. Dans "Espèces d'Espaces", on trouve une note qui renvoie à un bas de page : "j'aime beaucoup les renvois en bas de page même si je n'ai rien de particulier à préciser." Cet important métatexte chez G.Perec confère à son écriture une spécificité certaine. Le lecteur est toujours dirigé ailleurs avec le sentiment d'avoir insuffisamment lu et le texte de l'auteur et d'autres textes. Quelque chose de l'ordre de l'impossible épuisement de la lettre. Auteur et lecteurs  participent d'une même blessure. Là, où G.Perec a phantasmé une île de feu (qui veut dire aussi défunt), là où il a décrit une cité d'ordre concentrationnaire, là où il a bâti des puzzles en forme d'immeuble, d'espaces ou de livres, là où il a rêvé une maîtrise du temps, là où il a ménagé pour notre oeil un chemin que nous avons suivi, là  où nous avons été aux prises  avec ce même réel,  à la recherche de cette même lettre perdue, pas tout à fait la même. L'espace blanc de l'écriture à la lecture. Mais avec G.Perec, nous avons découvert ou redécouvert  qu'un immeuble même solide peut s'écrouler, que la lettre E, la plus usitée peut disparaître totalement d'un texte, , avec lui nous avons redécouvert comment la Hache de l'histoire, pouvait trancher nos destinées individuelles. Toute son écriture témoigne de cette impossible évidence : même si nous trouvons un mode d'emploi à la vie, il nous faudra lâcher cette vie comme le dernier objet à perdre, quand l'inéluctable se produira, quand à notre tour nous deviendrons un blanc. C'est sur cet ultime roc, que Perec nous fait buter. La mort qui transforme notre vie en puzzle inachevé, la mort qui nous surprend une lettre à la main. C'est le 23 juin mille neuf cent soixante quinze et il n'est pas loin de huit heures du soir. Bartlebooth tient dans sa main une dernière pièce en forme deW alors que le trou noir du puzzle  a la forme de l'X, de l'inconnue, de la rature. Echec et mat ! Dernière ironie du faiseur, dernière ironie de l'écrivain. Nous refermons le livre. La lettre brisée ne se substituera jamais à la lettre volée. Impossible pliure d'un blanc dans lequel on peut inscrire une virgule mais non la lettre disparue. Virgule, symptôme d'un texte qui n'acceptant pas le blanc, le fend, le redoublant du même coup. W,X. Intervalle entre la quête et son inaccessible étoile, entre la lettre et le néant, entre la vie et la mort. La différence entre le O et le 1, tous deux aussi  impossibles à atteindre. Echec de Bartlebooth, échec de l'homme qui dort. Entre le zéro et le un, une vie d'homme, une vie d'écrivain. Entre le W et le X, entre la lettre symptôme qui ne veut pas se souvenir de la lettre volée,, de la lettre disparue qui ne cesse de la chercher, qui ne cesse de la représenter. Une écriture, une oeuvre, qui dès le premier souffle était destinée à l'incomplétude. Mais de l'une comme de l'autre, il reste des traces comme des livres, ses livres comme un sourire, le sien. MJC

Extrait d'un texte inédit : La Femme qui lit. 1995

J'ai écrit cet article dans les années 90

 

 

 

 

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