MARCIANNE BLÉVIS
Psychanalyste, Paris.
S’écrire… Pour Jacques Hassoun
Je n’aime rien tant que les lettres que Jacques écrivait, celles que Cécile Wajsbrot et lui échangèrent en particulier, lues en leur temps, relues récemment. Non seulement le talent de l’écrivain n’y est jamais aussi manifeste ni aussi heureux que dans ces échanges, mais la façon dont une adresse explicite, vers un ou plutôt une autre, constitue un point d’appel à sa pensée et à ses mots, ne laisse pas d’ouvrir un champ où l’analyste débat avec l’écrivain.
Des lettres s’échangent, nous avons le temps d’apprendre à les lire ; nous percevons la respiration de ces deux êtres qui se parlent sans fard d’emblée, sensibles à ce qu’ils entendent l’un de l’autre et à ce qu’ils ignorent superbement. Ce qui parle à l’un n’est certes pas ce qui résonne chez l’autre, mais ils construisent entre eux une sorte de continuité secrète qui (en est-ce le but ?) accueille leurs vacillements.
C’est cette interlocution que j’interrogerai car elle dit autant de Jacques Hassoun, que de tout écrivain, et peut-être aussi de nos patients qui instituent leurs analystes, en interlocuteurs à la fois internes et externes. En tout cas un analyste peut représenter pour certains un public « interne» qui heureusement tend à être moins inamical que de celui dont ils sont coutumiers.
Quelques uns en effet vivent un enfer, bien proche de ceux dont témoignent certains écrivains pris entre la terreur de se faire entendre et l’horreur de demeurer non pas inconnus mais méconnus. La faiblesse de ce public « interne », véritable personnage intérieur avec lequel le dialogue est essentiel, ou son manque de conviction pour accueillir en avant première toute l’œuvre présente et à venir, est à la source des angoisses proprement anéantissantes dont témoignent de ceux qui sont plongés dans ce genre d’enfer, d’autant qu’ils sont demeurés sans autre ressource psychique que de continuer dans la voie dite par Freud de la « sublimation », « bon(s) qu’à çà » comme le disait Samuel Beckett. À eux s’offre, autre impasse, la tentation de l’inhibition mélancolique où un Dieu cruel remplace sans relâche tout autre interlocuteur interne.
Quant à Freud, inventant la psychanalyse dans un échange épistolaire passionné avec Fliess, n’oublions pas que celui-ci fut longtemps son seul et indispensable « public ». En 1898 il lui écrit : « Sans public, je ne puis rien écrire, mais je suis parfaitement satisfait de n’écrire que pour toi ». L’analyse est le lieu où s’invente une interlocution, un public interne « autre », moins hostile, sorte de « compagnon secret » comme se nomme en français cette nouvelle de Joseph Conrad, « The secret sharer » ; titre intraduisible, qui signifie littéralement « le partageur secret », celui que l’on porte en soi, et avec lequel plus on dialogue mieux on se porte.
L’analyste se prête à être ce « partageur secret », entité qui n’appartient ni à l’analyste ni à son patient mais aux deux, avant que l’analyse n’arrivant à son terme, ce même patient ne s’en aille avec cette conquête devenue intime, débarrassé d’avoir à chercher désespérément à l’extérieur ce qu’il n’était pas parvenu à former en lui-même, soit un dédicataire interne, premier public à même d’accueillir le jeu toujours en équilibre instable entre la norme esthétique et sa transgression.
Ainsi Antonin Arthaud dans ses Lettres de Rodez , tenta-t-il d’instituer Jacques Rivière à cette place, celle du « dédicataire interne » comme l’écrit cet ami de Jacques Hassoun, Simon Harel, à l’occasion d’un livre sur Arthaud qu’il présenta à Montréal lors d’un colloque sur Antonin Arthaud qu’il organisa en mai 1993 et auquel Jacques Hassoun participa. Ce n’est donc pas par coquetterie que j’invoque ici A.Arthaud rencontré au hasard des flâneries qui irriguèrent ces lignes. Mais, paradoxe impossible de l’épistolier haletant qu’il était, Arthaud voulut à la fois publier sa correspondance avec Jacques Rivière telles que furent écrites spontanément ces lettres et dans le même temps les réécrire à son goût avant publication.
Ceux qui ont l’habitude de correspondre ne pensent pas en général que leurs échanges vont être publiés, et Freud, quant à lui, fut tout à fait récalcitrant à la publication de ses lettres à Fliess quand la princesse Bonaparte les retrouva. La correspondance entre Jacques Hassoun et Cécile Wajsbrot a, elle, la singularité d’affirmer son projet de publication d’emblée. Assiste-t-on à la mise en scène d’une intimité qui dès lors cesserait de l’être ? Ou plutôt, et je penche évidemment pour cette deuxième hypothèse, ne serait-ce pas que leur intimité est d’autant plus palpable qu’elle ne dénie pas sa précarité? En tous cas, énoncer l’imminence d’une publication c’est vouloir convoquer un public et partant conjurer un dédicataire interne aléatoire, peut-être aussi évanescent que celui avec lequel Antonin Arthaud se débattait.
Jacques Hassoun et Cécile Wajsbot, destinataires autoproclamés de cette correspondance, se rencontrent sur ce point singulier que de vouloir engendrer une figure du dédicataire interne moins fuyante, en s’aidant aussi de la terre d’accueil du duo psychanalytique transposé dans l’affirmation du cadre offert à leurs échanges.
« S’écrire… » alors vraiment s’impose. La correspondance revient à donner un corps de lettres à un corps indistinct d’être entre eux deux, dans l’entre deux de d’une écriture à deux voix. Sans oublier un corps érotique sans assignation définie d’appartenir à l’un ou à l’autre, mais aussi présent que celui qui se tisse entre patient et analyste et dont témoigne le plaisir de raconter qui surgit à tous moments et en toutes occasions dans cette correspondance. Et nous lecteurs, autre public, situés en tiers, un peu en dehors, nous nous sentons un peu exclus, un peu atténués. Nous sommes renvoyés à notre regard, obligés de composer avec un public interne d’autant plus redoutable qu’il se constitue sous nos yeux. Prouesse ! D’évanescent, d’incertain, ce personnage interne commun à ces deux là qui s’écrivent nous tient en joue. Tout se retourne ! Et nous, public lecteur, sommes amenés étrangement à goûter une forme de paix, dont à la fin du livre nous restons encore affamés, dérangés.
La cause de cette faim ? S’être pris au jeu. Le « s’écrire » donne à voir et à entendre un criant « s’écrire à soi-même ». Dans la locution « soi-même » on ne manque pas d’entendre le mot aimer que les jeux de l’écriture peuvent facilement et ironiquement transcrire en un « soi m’aime » qui en souligne le sens narcissique. S’agit-il de cela ? Là où la séparation intérieure d’avec une langue maternelle se fait pressante et angoissante, évoquant cet exil de la langue qui a occupé Jacques Hassoun longtemps, les destinataires des lettres, parce qu’ils se distinguent du reste du public, l’anticipant en quelque sorte, aménagent une forme d’impénétrabilité. C’est un tout autre enjeu qu’une recherche de quelques reflets narcissiques en miroir. Tout au contraire, une certaine inaccessibilité parce qu’elle est d’emblée distribuée entre deux protagonistes se montre et s’offre ainsi à d’autres ; lien avec des semblables peut-être, dissolution en eux, non.
Invisible, inattendue, une nécessaire inaccessibilité rend possible ce rapport de soi à soi qui est une forme d’indépendance fondamentale vis à vis de l’Autre et des ses demandes. « S’écrire » évoque alors la constitution d’une identité flottante étendue entre soi et l’Autre, celle qui convient le mieux à l’analyste mais aussi à l’écrivain, jamais aussi sujet de son écriture que lorsqu’il s’éprouve dans une relative indépendance à son public externe, moins aliéné au désir de lui plaire à toutes forces.
S’écrire …. au sens de se séparer de soi, Jacques l’évoquait sous le terme de « l’enfant mort » « en partant de l’hypothèse qu’au début de l’existence, pour accéder à la subjectivité ( à la position de sujet), l’infans devait passer par un deuil, se séparer de la jouissance, de la merveille, de la toute-puissance » qui peut être aussi la toute impuissance ou l’horreur. Nous avons un deuil à faire pour occuper une position subjective, un deuil jamais terminé, interminable, un deuil de l’enfant merveilleux écrivait Serge Leclaire dans « On tue un enfant » proche de Jacques Hassoun sur ce point, un deuil du soi-même encore pris dans les rets de l’informe maternel.
Ce deuil d’un « soi même » jamais totalement accompli, mais dont l’adolescence est un moment rencontre inaugural que trahit la préoccupation de la mort à cet âge, éclaire un aspect de la personnalité de Jacques Hassoun, toujours prompt à s’étonner, s’enthousiasmer ou se cabrer comme un toujours jeune homme qu’il sût demeurer; ce n’est pas lui faire injure que de voir en lui, manifeste dans le désir d’écrire et de s’écrire, à un ou une ami(e) intime et publique, une sorte d’adolescence chez lui fort heureusement jamais éteinte.
Hantée par la quête d’un autre soi-même, sorte de jumeau incarné par l’ami(e) intime, l’adolescence exprime avec une plus grande acuité , ce qui se poursuivra toute la vie durant et ce chez les deux sexes indistinctement, soit la recherche d’une figure du double de soi, figure à rechercher, à accepter et à aimer et qui a pour tâche de contenir l’inquiétante étrangeté du familier et du séparé de soi.
L’arrachement premier de soi à soi n’est jamais facile, et cette mort à soi-même qui s’inaugure peut croire être conjurée par la mort elle-même comme en témoigne la tentation du suicide si fréquente à l’adolescence. L’espace que protège l’ami intime construit la capacité d’accueillir l’étranger, le non humain, le périssable, le transitoire, sans que s’y dissolve une singularité qui commence à s’énoncer.
La psychanalyse est née au cours d’une correspondance passionnée entre Freud et Fliess où pas grand chose ne correspondait vraiment entre ces deux hommes sinon que Fliess est de tous côtés associé à la mort : comptabilité funèbre par laquelle Freud détermine la date de sa mort, ami dépositaire des moments de dépression etc.. Bien après la rupture entre eux, Freud en restera hanté. S’approchant de sa mort, en 1938, répondant à une correspondante inconnue, Rachel Berdach, un lien entre la mort et la jeunesse s’impose encore à Freud qui lui écrit « À en juger par la priorité que vous accordez au problème de la mort, on devrait deviner que vous êtes très jeune » (en fait R.Berdach avait 60 ans). L’adolescence est hantée par la mort et l’ami intime, si nécessaire à cet âge, met à l’abri en lui ce dédicataire interne à peine ébauché , un soi même en cours de séparation d’avec soi et pour lequel la mort est encore une trop grande injure.
L’ami intime, place intense pour Jacques où certains organisateurs de ce colloque se reconnaîtront, et reconnaîtront combien cette quête de l’ami intime ne s’est jamais démentie, jusqu’à la fin .
Revenant à ce colloque sur Arthaud et ayant l’occasion de lire la communication que Jacques Hassoun y avait faite, quelle n’a pas été ma surprise de découvrir qu’il avait commencé son propos par dire qu’il avait déchiré le texte préparé pour l’occasion du « Suicidé de la société » en apprenant ce 1er mai 1993, au moment de participer au colloque qu’un de ses meilleurs amis venait de se suicider. Ce geste, déchirer un texte en guise de deuil ou de protestation contre la mort, me fait penser à celui d’Henri Michaux accouru auprès d’un de ses amis mourant, devant retenir son chagrin pour ne pas alarmer celui qui trépassait, rentrant chez lui, dessinant à la plume sur une feuille de papier, et grattant le papier de la plume jusqu’à le déchirer pour que « du papier vienne une plaie ». Il fallait à Henri Michaux voir sur la feuille de papier toute sa douleur d’ami déchiré et tenu de tout cacher sans rien en partager avec le mourant. Feuille de papier, tenant lieu d’un Autre mort ou vif dont le fantasme qu’il soit déchiré lui aussi par la souffrance de la séparation quelle qu’en soit la cause, chagrin d’amour ou arrachement de la mort, fait partie du temps du deuil et de sa cruauté nécessaire.
Pour Freud la rupture avec Fliess fut d’autant plus dramatique et traumatique qu’un tel fantasme fut impossible, et que seulement parvenu au seuil de la vieillesse, tentant de résoudre une fois de plus sa relation avec Fliess , il osera ce « transfert » enfin réussi, cette translocation de l’auditeur réel en auditeur fictif purement intérieur qui lui souffle alors toute sa propre méditation sur la mort et la répétition.
Pour ce qu’il en est de la correspondance de Jacques Hassoun et de Cécile Hajsbot, son projet même, ses silences, ses appels me semblent en fin de compte tourner autour d’une question de jeune homme (ou de jeune femme) hanté(e) par la mort. Comment l’apprivoiser ? Elle, sans doute, la mort, cette toute Autre et si familière pourtant, et surtout sa véritable horreur qu’est l’oubli. Marcianne Blévis
Mini-commentaire :
Cet article fait référence à un très beau livre de Jacques Hassoun et Cécile Wajsbrot « L’histoire à la lettre » (Editons Mentha 1991). En Novembre 89, le mur de Berlin s’effondre. Une page d’histoire se tourne et les deux auteurs de ce livre étonnant progressent de lettre en lettre, dans une correspondance amicale, qui dans leur mouvement épistolaire se saisit et se dessaisit tour à tour, d’une symbolisation si difficile pour l’Allemagne et pour nous tous de la Shoah. Un livre à fois tendre et quotidien, porteur d’histoire et d’humanité anéantie puis réhabilitée. Comme Marcianne, j’ai beaucoup aimé ce livre d’amitié et de littérature, de souvenir et de symbolisation surtout aussi, que je vous invite à lire.
Et donc, je remercie profondément Marcianne Blévis, psychanalyste à Paris de nous avoir fait « don » de cet article qui m’a beaucoup intéressée, que j’ai lu plusieurs fois, cherchant à inventer ma lecture d’elle du côté d’une réflexion qu’elle introduit avec efficacité : qu’est se joue dans l’interlocution construite par l’écrivain ou emportée par le patient ?
Pour vaguement répondre à cette question, pour la caresser de ma double expérience d’écrivaine et de parfois patiente, j’aurais envie, justement de partir du « don ». Il me semble que ce qui différencie fondamentalement l’écrivain du patient c’est qu’ils ne se situent pas du même côté de la dette. L’écrivain par son « don » (dans les deux sens du terme) DONNE à ses lecteurs du « quelque chose « qu’il a élaboré patiemment, souvent du lieu de sa douleur, mais aussi parfois du lieu de sa joie, en tout cas du lieu de son identité . Le patient lui, DEMANDE à son analyste « quelque chose » que l’analyste entend du lieu de ce qu’il a élaboré patiemment, souvent du lieu de sa douleur, mais aussi parfois de sa joie, en tout cas du lieu de son identité d’analyste. « La continuité secrète » dont parle Marcianne, traverse le Don ou la Demande, mais comme DON et DEMANDE sont inscrites dans une même dialectique de l’humain, on peut alors comprendre mieux comment la fin d’une cure débouche sur une activité d’écriture. En tout cas, cela a été le cas pour moi : rembourser ma dette à mes thérapeutes en faisant DON de mon écriture à d’autres. Il y a une sorte de glissement de la dette, qui n’est pas dans un mouvement univoque. On rembourse à d’autres ce que l’un(e) nous a donné. Peut-être, peut-on trouver alors sens au fait que tant d’analystes et d’analysants deviennent écrivains ou même artistes. On le dit bien, qu’une « analyse réussie » ouvre à la création : création comme remboursement d’une dette : passer de la DEMANDE au DON et c’est ce passage qui, me semble-t-il est le véritable point d’appel dont parle Marcianne Blévis jusqu’à La Faim de l’histoire. La mienne comme celle des autres. Cette faim qui me dévore et dont je ne me rassasie jamais, celle des mots ! MJA